Réveillez-vous, voici le monde



Manuel J Grotesque





 

 

 

 

Si l'artiste alternatif a souvent du mal à organiser son action, c'est que la masse d'illusions aliénantes a valeur de référence unique, dans une société entièrement vouée à la production/consommation de marchandise. Le divertissement, ce grand robinet à illusions, se substitue dans l'usage courant à toute autre définition du mot "art". Nous devons aujourd'hui reprendre le mot volé, l'outil créatif confisqué pour le seul service d'un spectacle permanent. Le but n'est cependant pas de redéfinir un statut de l'artiste, puisque la notion de labeur spécialisé (ou métier) s'intègre déjà dans un ensemble corrompu. Mon approche consiste plutôt à revendiquer un simple statut d'être vivant, et à utiliser des méthodes artistiques et intuitives pour retrouver notre place dans le monde réel.

 

 

 

1-Chroniques marxiennes: la torsion marchande et le cloaque mondial.

 

Je ne chercherai donc pas une ligne de conduite jalonnée de règles précises, comme le font tant de mouvements dit contestataires, si hâtifs dans leur recherche d'un ordre nouveau. L'action même de "contester" implique d'ailleurs une acceptation du système comme interlocuteur. Or, ce système n'est clairement disposé qu'à écouter que sa propre voix. Voilà une erreur que bien des déviants ont faite par le passé, ne remettant en cause que les couches superficielles de l'aliénation. L'intuition nous permet de voir à travers les couches superficielles: en appréhendant le monde sensuellement et en isolant mentalement les bases philosophiques marchandes, on réalise la phénoménale incongruité de la posture humaine actuelle, le côté presque anecdotique, voire comique, d'une telle auto domination.

 

Voir à ce titre le livre récent de Michel Bounan La folle histoire du monde. Si certains visionnaires du vingtième siècle comme Lukacs (Histoire et conscience de classe) ou Debord (La société du spectacle) ont beaucoup critiqué l'utilisation de l'intuition (par les existentialistes ?), c'est pourtant chez ces deux-là que moi le primitif j'ai trouvé la plus grande dose d'intuition libertaire, cette lucidité qui libère. Je ne renie pas la puissance de la raison comme forme d'expression, mais je doute franchement que ces personnes aient compris le fétichisme des objets et des spectacles par A + B.

 

Les légitimistes du système, dans une ode à la puissance brutale conditionnée par leur haine de tout idéal, admettent eux-mêmes joyeusement que ce n'est pas l'influence bienfaisante du modèle capitaliste qui lui a permis de  s'imposer, sinon son efficacité structurelle, plus dynamique que tout autre projet de civilisation. Repeignant toute la surface du globe aux couleurs de l'idée marchande, les bourgeois ont fait la seule chose pour laquelle ils étaient culturellement "programmés", et il apparaît comme absurde de les en blâmer, de converser avec eux pour "contester" quelques points fâcheux. Autant reprocher à un grille-pain de ne pas savoir faire de café. De toute façon, avec sa formule surpuissante "accumulation de valeurs + progrès techniques", l'action du monde bourgeois a atteint une telle ampleur (notamment avec l'explosion démographique entraînée par ces progrès techniques) que tout retour en arrière semble impossible.

 

On aura remarqué que je fait une utilisation un peu particulière du mot bourgeois: j'y assimile tous les descendants idéologiques de la classe qui s'est développé en milieu urbain en célébrant le culte de l'objet marchand, et je ne cherche pas à opérer des différentiations en fonction d'un certain niveau de réussite sociale. L'opposition d'une classe dominante à une autre dominée perd sa raison d'être de nos jours, quand l'action du monde bourgeois tend à être universellement néfaste, et la race humaine uniformément dominée par les objets. Je différentie juste de temps en temps les légitimistes, capables d'articuler un discours sécurisant qui est selon moi une illusion de type "fausse conscience", mais qui a l'avantage sur les autres délires mythomanes de recevoir l'appui de la science officielle.

 

Au terme d'une évolution post marxiste du capitalisme, il n'y a plus de lutte des classes, sinon celle d'une classe unique -le genre humain- dominée par le monstre abstrait qu'elle a créé. Contrairement à ce que Marx supputait, le capitalisme n'incluait pas dans son projet final des inégalités de statuts au sein de la société, celles-ci n'étant que des résidus d'époques plus anciennes, traces fantômes de l'esclavage et des autres formes d'asservissement de l'homme par l'homme. Le projet communiste a donc permis à la révolution bourgeoise de se radicaliser, d'éradiquer les vestiges précapitalistes pour parvenir à l'asservissement de l'homme par l'objet.

 

Bien sûr, avant d'en arriver à un éventuel désastre mondial pendant lequel la classe unique serait dominée et anéantie dans une parfaite homogénéité (par l'objet "bombe" ou la somme des ordures polluantes) le capitalisme ne cherche pas à entretenir une égalité arbitraire de traitement, la justice et le débat public ne lui doivent d'ailleurs rien et on le devine pressé d'en finir avec ces ruines grecques encombrantes. Son volet libéral condamne les discriminations -positives ou négatives- et tous les hommes sans distinction sont incités à produire et consommer de la valeur abstraite. Pourquoi refuser des soldats dans cette guerre contre nous-même?

 

Quand je parle d'une évolution capitaliste que Marx ne pouvait pas encore percevoir, je dois préciser qu'on assiste encore aujourd'hui "en direct" à son déploiement autour du globe, ébahis, passifs et impuissants comme les bons spectateurs que nous sommes. Par ma manie de la métaphore, je vois ce phénomène comme un immense robot transformiste (comme ces jouets japonais des années 80) qui change de forme au dessus de nous mais dont on ignorerait encore la forme à laquelle il va aboutir. Le capitalisme était-il une sorte de secte millénariste avec immolation de masse prévue à la fin? Chht, taisez-vous, on suit le spectacle! Peut-être même qu'on prend un certain plaisir à regarder ce film de morts-vivants, le même plaisir qu'on a à se laisser couler jusqu'au fond d'un bassin ou à ingérer un hot dog qu'on sait horrible, comme un bébé mange ses excréments, une ivresse de la déchéance qui devient la forme la plus commune de la jouissance.

 

Assistant chaque jour à ces mutations morales, ces inversions guidées par des "fausse consciences" de plus en plus délirantes, entre cris hystériques et mutismes inquiétants, on pourrait se croire au beau milieu d'un asile d'aliénés déserté par les médecins. A la lumière pâle du jour présent, on sait désormais que le protélariat, cette force "contestataire" porteuses des espoirs de Marx, n'était qu'une coquille vide. Debord également (au moins à l'époque de La société du spectacle) invoque le fantôme du prolétariat comme s'il se cherchait un sauveur potentiel, un élément d'espoir. Mais peut-être est-ce seulement maintenant qu'on peut vraiment commencer à réfléchir devant l'horreur du cloaque mondial, cette montagne de déchets qui proviennent tous de la même torsion philosophique?

 

 

 

2- Bunuel et l'intuition libertaire.

 

 

Je ne laisse pas de voir chaque jour dans cette simple erreur de direction philosophique la vraie cause d'un grand nombre de problèmes apparemment complexes. La science bourgeoise ne peut voir que tous ces problèmes ne forment qu'un, car elle suit le modèle philosophique de ses commanditaires: elle n'a pour unique méthode que de séparer le monde en objets distincts. Comme le fou d'une petite histoire célèbre, elle regarde le doigt au lieu de comprendre qu'on lui montre la lune (la désignation étant un phénomène, ou un processus, et non un objet). Accumulation de valeurs ou d'objets, mise à distance du monde vivant, tout cela peut se rassembler dans une action de fragmentation méthodique qui constitue la sève de la folie marchande.

 

Et dans ce monde de fous, il faut bien réaliser qu'aucune alternative n'a actuellement une marge de manœuvre significative. Les plus fervents légitimistes du système accusent parfois les libertaires d'être à l'origine tous les maux actuels alors que le système se développe sans contrainte ni contre-pouvoirs, que ces fruits pourris sont donc nécessairement les siens. Citer des exemples revient parfois à regarder une fois de plus le doigt au lieu de la lune, mais prenons tout de même le cas du vol, qui est la conséquence directe de la privation induite par la production de valeurs marchandes: un voleur est donc lui aussi un bourgeois, il ne propose en aucun cas une alternative. Guetter le bon moment pour s'emparer du bien de son concurrent: telle est la devise du voleur comme celle de l'homme d'affaire. J'enfonce là une porte ouverte pour justement pointer du doigt qu'une telle remarque, provocatrice il y a quelques années, est devenue banale aujourd'hui, presque d'arrière-garde. Les prolétaires d'hier sont aujourd'hui désoeuvrés et font du "business" vaguement illégal en rêvant de monter leur "propre boîte". Le capitalisme n'a plus besoin d'eux, mais l'antique équité le retient encore de les éliminer aussi facilement que ne le font déjà les escadrons de la mort (encore des surdoués avant-gardistes du néolibéralisme). En fait, nul ne dispose d'aucune possibilité de déviance dans l'état actuel de cette domination, c'est pourquoi entendre les légitimistes pester contre les méfaits quotidiens des "forces la gauche" (Forces? Quelles forces?) sonne à mes oreilles comme une humiliation suprême, de celles qu'on inflige en continuant à faire rageusement feu sur un cadavre.

 

La résistance concrète est donc insignifiante, et pourtant j'estime nous sommes détenteurs d'un potentiel extraordinaire. Une personne  qui remet en cause ces bases du culte de l'objet accède aussitôt  à un mode de pensée fulgurant, celui de l'intuition, ce lien "magique" avec le réel, cette force même en laquelle les surréalistes voyaient un puissant outil révolutionnaire. Afin de localiser la frontière entre idées marchandes et libertaires, j'aime citer deux exemples de créateurs du domaine populaire apparemment proches mais indéniablement séparés par cette frontière: Alfred Hitchcock et Luis Bunuel, le premier étant un brillant hypnotiseur, le second un mauvais coucheur qui nous garde en éveil, et cela -métaphore mise de côté- malgré que Bunuel fut un excellent hypnotiseur dans sa jeunesse.

 

Les cas de création réellement alternative au cinéma sont extrêmement rares: il est le média qui célèbre l'accomplissement de la révolution industrielle et annonce l'extension vers la marchandise spectaculaire. Dans ce contexte, l'incroyable force des films de Bunuel provient d'une absence notable, qui ravira les uns et troublera les autres, celle de la morale bourgeoise. S'y substitue une morale personnelle et responsable, qui s'expose sans fard ni effets. Bunuel n'est pas brillant et ne cherche pas à l'être, ni à faire du beau, du bel objet. Sa plus grande qualité est de s'en ficher, de ne pas faire ce que presque tous les autres artistes s'évertuent à réussir. Il est pleinement lui-même, et cela suffit à donner à ses films une force visionnaire que le brillantissime Hitchcock ne pourra jamais atteindre. Le spectateur d'Hitchcock se laisse entraîner dans un beau labyrinthe cynique et étourdissant -les plans de filature automobile de Vertigo me font directement penser à des montagnes russes. Malgré les transgressions occasionnelles qu'Hitchcock distille avec l'ironie et le cynisme des grands faiseurs, ses films s'avèrent finalement pétris de morale puritaine. En bon bourgeois spectaculaire, Hitch sait pimenter son puritanisme de danger comme l'amant(e) moderne intègre le coït à son hystérique spectacle érotique (exemple développé dans le chapitre 6).

 

A l'inverse, un film de Bunuel nous met sans ambages devant la vérité du monde lui-même, et non pas son interprétation moraliste bourgeoise. Transgressifs ou pas, les éléments bunueliens nous parviennent tels quels, ils sont et font partie d'un tout. C'est d'ailleurs au spectateur - ravi ou désarçonné selon son degré d'adhésion à la philosophie marchande- de se forger une opinion sur ce qu'il vient de voir. Dans un passage assez décousu des entretiens de Bunuel avec Max Aub, ce dernier déclare soudain (p.203): "En fait, être spectateur d'un film de toi (spectateur au sens très strict, quelqu'un à qui n'échapperait presque rien) c'est se soumettre à un examen d'intelligence et de mauvaise foi. Tes films pourraient servir de test."

 

De test, en effet, mais aussi peut-être de catalyseur effectif. En sortant de la salle, on réalise dans quel sommeil on était plongé avant la vision du film, à quel point on s'était laissé abuser. Antidote aux marchands de sable (tout comme Captain Beefheart et un grand nombre d'autres artistes véritablement intègres), il nous offre de retrouver un lien direct avec le réel, de récupérer notre capacité d'action comme être vivant.

 

On ne peut idolâtrer un Bunuel, car les artistes libres ne cultivent jamais de cages stylistiques ou thématiques dans lesquelles s'enfermer, s'extrêmiser. Bien au contraire, ils appellent à la suppression des cages. Ils seraient donc de "bons idoles", des maîtres qui élèvent, donnent à penser mais laissent ensuite cette pensée totalement libre, la liberté étant d'ailleurs pour eux la condition sine qua non de la pensée véritable.

 

Prenant comme point de départ cette vision d'un artiste en prise directe avec la réalité, je propose de poser plus généralement la question de l'art alternatif, que j'opposerais à la pieuvre sans cesse grandissante du divertissement, ce pseudo art aux effets temporairement apaisants. Mais avant cela, il me faut m'avancer plus loin dans le constat, m'interroger un peu plus sur les bases de la société marchande spectaculaire dans laquelle nous prétendons vivre en démocratie.

 

 

 

3- Une vérité contre mille mensonges.

 

 

La perte de contact avec le réel s'est immiscée dans tous les aspects de l'activité humaine: cette dernière n'est plus qu'une grande représentation permanente menée par une foule de bouffons, au milieu desquels les libres-penseurs suffoquent. Le commerce des illusions, en mutation permanente, vole vers des cimes de rentabilité et d'efficacité toujours plus élevées. Il s'émisse chaque fois plus profond dans les mentalités, comme s'il cherchait -tel un démon médiéval- quelque âme à dévorer au sein de ce corps obsédant, dont il peine à comprendre la présence sur terre. La réponse serait pourtant bien facile à donner: nous sommes des êtres vivants, nous ne sommes rien d'autre que le monde lui-même.

 

Incapable d'entendre la voix de la réalité, la foire aux illusions s'évertue à perfectionner son système d'aliénation du vivant, sa grille d'analyse tronquée. Ainsi le spectateur moderne se trouve de plus en plus directement impliqué dans les différents spectacles auxquels il est convié: la distance a totalement disparu, la folie de la "depersonalisation" s'accentue puisque le spectacle est à la fois autour et à l'intérieur de soi. Je pioche chez Debord comme un goujat impie, c'est-à-dire sans citer ni même "détourner", mais je crois que sa vision est devenue suffisamment "grande" pour se débrouiller toute seule, rendue visible et accessible à tous par la courbe exponentielle de la folie mondiale, ce culte croissant de l'illusion et de l'abstraction qui ôte toute prise directe sur le monde.

 

J'ai déjà établi que pour moi, l'appartenance à la classe bourgeoise est fixée par l'adhésion à ses bases philosophiques comme moteur de son activité quotidienne. Or, la privation étant l'un des axes majeurs du libéralisme, je suis amené à penser que le vendeur ambulant qui gagne quelques pesos par jour au milieu des gaz d'échappements est bel et bien un bourgeois, ni plus ni moins que l'entrepreneur qui, 90 mètres plus haut, respire de l'air conditionné et négocie un contrat juteux avec son ami le maire… pourquoi entretenir le mythe du prolétariat quand le monde entier dort du même sommeil marchand? Par extension, comme l'action mercantile est entrée dans une phase encore plus directement destructrice, je puis affirmer qu'un jeune de banlieue défavorisée qui détruit des biens publics comme une station de train, une école ou une cabine téléphonique, n'est autre que l'ultime version du bourgeois, son "upgrade" pour la phase la plus morbide à ce jour de l'évolution marchande.

 

Hors de ces jeunes surdoués du mercantilisme néo-barbare, le quart-monde grandissant des pays industrialisés est plongé dans une fausse conscience qui anesthésie en partie sa souffrance quotidienne: bien qu'en bas de l'échelle, il soutient parfois avec encore plus de véhémence les valeurs libérales. Ainsi, d'innombrables cultures pseudo alternatives populaires, trop superficielles dans leur analyse et trop bienveillantes avec le principe de spectacle, sont retournées comme des crêpes par le système, probablement hilare. La drogue illégale fait ainsi office, parmi d'autres outils du même genre, d'agent destructeur des rebuts gênants. Elle agit à la fois par le biais du système judiciaire et directement par les effets de ses produits frelatés. La marmaille mondiale, inhalant de la colle ou des sous-produits bradés de la fabrication de drogues dites dures, tète là le sein d'une bien vilaine nourrice. Certains affirment qu'il en va de même du sida, et même si seul un naïf pourrait s'attendre à voir un jour surgir quelque preuve objective d'un tel complot, nous entrons ici sur le territoire dangereux de la paranoïa gauchiste, autre bon exemple de pseudo contre-culture qui se saborde elle-même, pour ne pas avoir su prendre ses distances avec le mode de raisonnement en vigueur.

 

Pour aller au-delà de ces agitations futiles, je propose donc de reprendre Freud, Marx et Breton là ou on les avait laissés, car nous n'avons toujours pas mis à bas ce stade congestionné de la pensée, fondamentalement incapable d'évoluer puisque tout entière construite sur un blocage, une négation de la réalité globale qu'elle fragmente en sacro-saints objets. Peu importe l'expérience communiste telle qu'elle fut pratiquée: en adhérant au modèle de fabrication industrielle (c'est-à-dire à la guerre contre le vivant) Lénine n'était finalement qu'un fabricant de plus aux méthodes légèrement tordues. Et pourtant, sans prôner un retour vers des formes de mysticisme en toc, tout aussi aliénantes que le grand spectacle moderne, je veux souligner à quel point il est facile de cesser de s'opposer au vivant, à condition d'être à son écoute car c'est lui-même qui va nous servir de guide bienveillant. Tout comme Bunuel -entomologiste de formation- il nous susurre: "Réveillez-vous, voici le monde!"

 

C'est à ce moment que les boucliers se lèvent, qu'on m'accuse de faire des généralités, prétextant que c'est beaucoup plus compliqué que ça. Oui, je tiens à appréhender la généralité du monde, et non à la faire passer au hachoir pour tenter de la comprendre. Je ne cherche pas à obtenir coûte que coûte une accumulation effectivement complexe d'objets sans lien les uns avec les autres. Ces derniers deviennent peu à peu les seuls vrais sujets (=éléments actifs) et nos seules références existantes: faute d'une réalité globale, on crée une grande quantité d'abstractions que l'on met dans un gros sac estampillé "réel". On a troqué là une vérité contre mille mensonges, mais qui s'en soucie?

 

Par exemple, en se trouvant dans un de ces "espace verts" propres et nets entourés d'immeubles d'habitations, on peut soudain cesser de penser à chaque arbre, à chaque fleur qui fut planté là, aux tonnes de terre que des pelleteuses durent déplacer, au gardien du parc, à son salaire, son costume, aux statuts sociaux des différents promeneurs, à leurs coiffures, leurs voitures, leurs vêtements, aux loyers des appartements contenus dans les immeubles, bref, arrêter de fragmenter méthodiquement le monde en objets marchands concrets ou abstraits (avec leurs coûts associés) et simplement… poser les pieds dans le gazon et ne voir dans tout cela qu'un seul tout. Ne faire qu'un avec le monde n'a rien d'une utopie, c'est une réalité neutre qu'on s'évertue à nier!

 

Peut-être serait-il plus probant de citer un espace ou la vie serait en apparence niée encore d'avantage, comme une construction moderne, faite d'acier, verre, béton et plastique. C'est d'ailleurs ce que Jacques Tati filma dans "Playtime", montrant qu'au-delà des amoncellements obsessifs de matières (buildings, sièges en plastique, bureaux-prisons…) il y a toujours la matière elle-même, c'est-à-dire le monde réel, l'irréductible vie représentée ici par Hulot, français à l'ancienne catapulté dans une ville du 21ème siècle. La vie reste donc belle malgré l'horreur des agencements pratiqués par l'homme, ce qui offre une touche d'espoir au milieu de cette dénonciation sans appel du progrès -dénonciation que Tati minimisa à l'époque dans ses propos, pressentant probablement qu'elle plomberait les résultats commerciaux de son coûteux film.

 

Une mise en parallèle de la folie humaine et du monde vivant est également établie par la très (trop?) mystique "Ligne Rouge" (The Thin Red Line) de Terence Malik avec ses nombreux plans d'oiseaux et de plantes intercalés dans des scènes de guerre. Malik est d'ailleurs resté sur cette ligne-là en filmant ensuite "Le Nouveau monde", où la vie s'incarne cette fois dans un peuple dit primitif, une tribu d'Amérique du nord. Le film est assez raté sur la longueur mais la vision de départ était fulgurante.

 

 

 

4- Distraire: Détourner quelqu'un de l'objet auquel il s'applique

(ref. Robert, extrait)

 

 

Dans cette foule de fous, l'artiste alternatif supporte mal son statut de spécialiste en illusions, il aimerait ôter sa couronne de prince des menteurs, devenue bien encombrante à la lumière de son engagement. Quand on lui demande "ce qu'il fait dans la vie", il a parfois du mal à articuler ce mot presque maudit, désignant pour le tout venant aussi bien les cyniques grands généraux de l'art spectacle (Warhol, Dali, Patrick Bruel…) que les nouveaux pions interchangeables de la "télé-réalité"... Hé, c'est bien ça être un artiste? Pire qu'un marchand, on est cette fois dans le "marchand 2.0", encore une version "upgrade" compatible avec la société du spectacle. On pense avec dégoût qu'on aurait aussi bien pu se lancer dans n'importe quelle affaire juteuse, dans le seul but de créer du profit, devenir un vrai bon salaud mercantile à l'ancienne, et non un hypocrite pourvoyeur d'illusions idéales.

 

Il est en effet impossible de différencier la position du pseudo artiste, avec son oeuvre sous le bras, de celle du marchand avec son objet. Les vendeurs savent parfaitement que la valeur d'usage d'un objet est infiniment moins importante que le boniment qui l'accompagne, ce dernier permettant d'atteindre une valeur marchande suffisante pour le maintient de l'économie. Ils vendent avant tout le spectacle de la vente, accompagnent le consommateur dans un pur moment de jouissance, pendant lequel il se sent vraiment lui-même, légitimé dans son rôle d'oie gloutonne. Une fois le plaisir consommé, l'oie repue s'en va, avec dans son gosier un souvenir concret de l'instant orgasmique de la consommation.

 

De la même manière, le pseudo artiste cherche avant tout à séduire, utilisant tous les moyens dont il dispose pour fabriquer une belle illusion de bonheur, qui n'aura peut-être aucun effet réellement bienfaisant mais incitera à en consommer rapidement une autre. A ce titre, on peut souligner la quantité de temps passé dans les vénérables écoles des Beaux Arts à envisager la présentation efficace d'un projet, preuve que l'art contemporain assume son statut marchand dès le stade de l'apprentissage, éduquant des légions de petits représentants en art à vendre leur force de travail.

 

C'est dire si le pseudo artiste se soucie de la réalité comme de sa première chaussette, sauf quand cette réalité fait violemment intrusion dans son monde de toc: il s'enfuit alors à toutes jambes! Dans son travail, le réel n'a pas la moindre importance, il le trouve même ennuyeux, comme si on avait préétabli une notion exclusive et réductrice de ce réel. Comment ce dernier pourrait-il être ennuyeux alors qu'il est tout (en tout cas tout ce qui n'est pas faux) ? De fait, le pseudo artiste possède une approche si étriquée du monde vivant et de ses mystères que ceux cis ne sont pour lui qu'une brume confuse. Il craint l'inconnu, sa curiosité est nulle, son esprit complètement fermé se repaît de jolies illusions, qui lui permettent d'annihiler temporairement les effets de la terreur précitée.

 

Des injections sans cesse répétées d'une telle plénitude en boîte seront toutefois nécessaires pour obtenir un effet permanent d'euphorie. Bien sûr… il ne fallait pas s'attendre à ce qu'un tel produit coupant tout lien avec la réalité vous propose des effets durables! Au contraire, de telles œuvres de divertissement ont une pérennité minimale, non parce qu'elles seraient détruites physiquement -elles sont parfois conservés avec un fétichisme maniaque- mais parce qu'elles ne laissent aucun trace dans les consciences et sont parfaitement interchangeables. Le pseudo artiste n'est finalement qu'un spectateur moderne parmi d'autres: trouillard, irresponsable, hystérique et totalement vide intérieurement (un vide qu'il effectue lui-même consciencieusement tous les jours), il intègre la grande masse des adorateurs du faux qui fait office de vrai.

 

En effet, si les publics totalement inactifs perdaient leur identité dans des représentations préfabriquées, le spectateur moderne s'enchaîne quant à lui à une abstraction qu'il a lui-même créée: il est son propre public, figé sur son reflet tel Narcisse ayant complètement abandonné sa quête vers les mystères du réel. Sa personnalité est aliénée par un culte rendu à sa propre création, et sa passivité face au système n'en est que plus grande: il est plus profondément impliqué (grâce à l'interaction permise par les nouveaux médias) donc d'avantage manipulable. Systématiquement, à chaque nouvelle génération de publics, il devient plus difficile de conserver un peu de libre-arbitre dans quelque zone protégée de sa conscience. Pendant que la concurrence marchande aiguise son couteau jusqu'à l'absurde, le virus du spectacle nous change en zombies pathétiques.

 

Essayant de s'extirper de ce film d'horreur, l'artiste alternatif ne cherche jamais à "se surpasser" dans une attitude perfectionniste obsessionnelle, à renier son identité réelle en s'inventant un personnage plus brillant qu'il ne l'estime être. Pendant ce temps, le pseudo artiste se lance dans une éreintante course à la beauté, au "chef-d'œuvre absolu" réalisé par un "génie", une célébration de l'identité artistique idéalisée, parfois incarnée par des modèles, des "sur-artistes" dont on révère les œuvres comme des joyaux de grande valeur. Ainsi dans les écoles de cinéma du monde entier, des noms comme celui de David Lynch sont cités et répétés à l'infini dans un écho parfait et moutonnier. Pour citer un autre exemple ridicule, plus proche des milieux alternatifs, une mystérieuse obsession fétichiste autour du punk rocker Steve Albini s'est développé dans le milieu rock indépendant des années 90, milieu pseudo libertaire marqué par son esprit incroyablement étriqué digne d'une confrérie de scribes moyenâgeux.

 

Idolâtrer, ou plus généralement rendre un culte, est une façon efficace de se séparer du réel, de la terre, en contemplant béatement le ciel (liturgique ou marchand). Bien sûr, la religion ne peut être directement assimilée aux valeurs bourgeoises qui l'ont mise à bas, au moins dans sa forme médiévale, qui revient aujourd'hui les narguer avec l'islamisme. C'est à cet instant qu'un peu plus de subtilité est nécessaire dans la vision de l'Histoire. Les révolutions bourgeoises affichaient un certain pragmatisme dans leur volonté de légitimer la domination de leur classe, mais n'avaient pas l'ambition de rompre radicalement avec tous les éléments du passé. Pour cette raison, une perception intuitive du monde moderne doit prendre en compte les différentes couches culturelles, accumulées au fil du temps comme du limon sur le socle du croissant fertile.

 

La civilisation a commencé à séparer l'homme du réel bien avant la domination bourgeoise, et certaines de ces aliénations précapitalistes sont encore à l'œuvre aujourd'hui. Pire, elles peuvent recroître rapidement en cas d'affaiblissement ou chute du pouvoir actuel, c'est d'ailleurs ce que les légitimistes craignent le plus: l'hypothèse d'un choc culturel avec le nouvel extrémisme religieux, philosophie médiévale dopée aux techniques de guerre moderne. On a en effet là un cocktail détonnant qui cumule les formes d'aliénation de plusieurs époques, une compilation des pires idées de l'humanité: culte de la guerre (sainte) + culte de l'objet! Les égarés du guevarisme, pseudo libertaires perdus dans leur interprétation contemporaine du combat pour les pays du sud, croient d'ailleurs malin de se rattacher à la "lutte contre le complot sioniste mondial", voyant dans cette croisade obscurantiste la seule vraie alternative contemporaine.

Une telle attitude est un bon exemple de ce qui n'est pas digne d'être appelé libertaire: elle dénote une vision brouillée, manichéenne, qui croit nécessaire de prendre parti alors que la simple acceptation d'un combat (non symbolique) est la marque d'une civilisation malade. L'antagonisme, s'il ne fait pas partie d'un rituel expiatoire, n'est pas acceptable par les sages, on ne peut reconnaître son existence car il ne sert pas la société. A un problème apparemment insoluble comme celui de la Palestine, le vrai libertaire -comme le ferait un "sauvage"- aura une vision que l'on qualifiera sans doute de simpliste, mais elle sera profondément juste: il moquera ces frères qui croient devoir se battre, il niera les abstractions qui semblent mener fatalement au conflit, il imposera son bon sens d'être humain fondamentalement pacifique et soucieux du bien-être de tous. Ceux qui se croient plus civilisés que lui sont en fait recouverts d'une multitude de concepts et d'à priori néfastes, d'aliénations qu'ils sont incapables de remettre en question et qui les mènent à leur destruction.

 

Parmi ces "civilisés", il est un genre d'intellectuels (hommes politiques, écrivains, journalistes de haut rang…) jamais à l'écoute de leur intuition mais férus de valeurs humanistes. On les appelle parfois les sociaux-démocrates. Ces légitimistes à tendances humanistes se moquent continuellement des libertaires, qu'ils assimilent à des adolescents immatures (j'ai même entendu parfois "des baufs"). Contrairement à ces "baufs", donc, ils composent en permanence avec un système dont ne repoussent pas la torsion philosophique initiale. La ligne de défense serait peut-être un peu la même que celle du régime de Vichy: la politique du moindre mal. Mais au vu des résultats toujours pitoyables de leurs tentatives d'inflexion de la "seconde nature" économique, ils devraient se rendre compte qu'ils perdent leur temps et leur énergie. Par lâcheté, conformisme ou manque d'imagination, ils tiennent pourtant leurs positions jusqu'au bout, avec un aplomb figé de petits soldats qu'un gniard s'amuserait a renverser et à mettre dans des situations impossibles (sur l'angle de la commode, la tête en bas: "Allez petit Kouchner, va voir ce que tu peux faire au Liban!"). Mais peut-être se satisfont-il pleinement de leurs postes "à responsabilités", qui leur confèrent un certain allant à la fois sérieux et humaniste ? Leur regard de héros moderne, qui scrute l'horizon en quête de la prochaine "bonne cause" à soutenir, donne efficacement en spectacle leur exceptionnelle dignité.

 

 

 

5- L'ultime "texte blanc" de l'homme sans l'homme.

 

 

Pour s'éloigner du modèle néfaste de pseudo artiste, le créateur alternatif peut passer par une phase de prise de conscience, remontant à la source de sa vocation: l'enfance, ce moment où la connexion avec la réalité du monde vivant n'était pas encore rompue, où l'on conservait une conscience de notre appartenance au grand tout (le stade foetal n'était pas bien loin), quand allongé dans l'herbe au printemps on ne se posait guère la question "où finit ma main et où commence la fleur?".

 

En effet, si certains se lancent dans la voie artistique pour le seul plaisir de la fanfaronnade, le culte des représentations illusoires précédemment décrit, d'autres ont emprunté cette voie pour des raisons plus profondes, moins liées aux contingences sociales actuelles et à leurs travers hystériques. Si l'artiste bouffon a sans doute commencé à désirer un tel statut à un age ou il était déjà capable de se séparer complètement du reste du monde comme individu (c'est à dire après la fin de l'enfance) l'artiste réel n'a fait que préserver son lien avec le vivant qui était sien depuis sa naissance, utilisant tous les jeux de l'imagination comme autant de chemins permettant d'explorer les mystères du monde. Peu importe d'ailleurs qu'il ait pensé ou non à devenir artiste, et j'ai déjà signifié mon rejet d'un statut/métier dans ma conception de l'activité artistique (le mot de poète aurait au moins le mérite de ne pas favoriser cette association malencontreuse). Mon propos n'est pas non plus de placer les enfants sur un piédestal, l'age en lui-même n'entrant pas vraiment en compte:  les enfants arrivent sans morale préétablie tout simplement car le lavage de cerveau ne pouvait pas commencer avant la naissance (impossibilité que les savants du monde marchand rêveraient sans doute de briser). Les enfants sont donc dépourvus de cette volonté tordue de s'extirper du réel, et leur période de développement leur offre un certain répit.

 

Un enfant, tout comme un "sauvage", est naturellement plus "normal" qu'un adulte civilisé. Loin de toute volonté de subvertir la société (elle est déjà suffisamment subvertie par ses propres chimères) je ne fais que réclamer là un droit à la "normalité" de l'être humain intégré dans le réel. Quel paradoxe de se voir taxé de "rebelle" par une société en plein déséquilibre psychique, qui entretient des tensions internes, des affrontements et des privations permanentes induites par les bases mêmes de sa philosophie! Je n'invente rien en l'affirmant, mais je ressens profondément que la société capitaliste est par essence en crise permanente.

 

Evidemment, je plagie là approximativement des penseurs que je ne pourrais même pas citer puisque je ne les ai pas vraiment lus: leurs idées me sont parvenues sans doute incomplètes, par écho, dont j'ai complété les passages manquants par ma propre vision intuitive. Il s'agissait pour moi d'un jeu de phrases "à trous", qui m'a permis de développer mon propre point de vue sur le monde, sans plagier ou apprendre par cœur. Je reconnais volontiers que ce procédé, loin d'être une démarche volontaire, provient à la base d'une incapacité chronique à se concentrer plus de dix minutes devant un bouquin ou à l'écoute d'un professeur. De cette expérience potentiellement handicapante pour le développement intellectuel, j'ai donc tiré (comme énormement de gens que j'appelle les primitifs) une sorte de méthodologie personnelle, consistant à trouver intuitivement (donc très rapidement comparé à un raisonnement rationnel) les liens entre les choses. Ajoutez à cela des séries de cauchemars hallucinatoires basés sur d'effrayantes accumulations d'objets, et autant de réflexions décousues sur le monde dont l'afflux mental semblait impossible à stopper, voilà finalement pourquoi j'ai été amené à constater l'ignorance des liens et l'obsession des choses que développe notre culture. Ces hallucinations qui m'amenaient aux abords de la folie ont immédiatement cessé quand j'ai pu penser la torsion marchande (encore une fois, je parle d'un parcours personnel et non d'inventer quoi que ce soit, à moins que l'on accepte qu'une bonne idée puisse être inventée un nombre infini de fois).

 

Pour beaucoup, la pensée intuitive ne sert qu'à produire des images artistiques fulgurantes (c'est l'idée simpliste et bourgeoise qu'on se fait de la poésie) et n'a pas à pénétrer sur les terres de l'organisation "adulte" du monde, fief exclusif du calcul rationnel. Je crois au contraire que les philosophes et les savants les plus lucides doivent leurs découvertes à la pensée intuitive, le cheminement rationnel servant surtout à donner à ces découvertes des formes compréhensibles. Paradoxalement (et je ne saurais probablement pas le "prouver" rationnellement) des Marx, Freud, Foucault ou Debord constituent à mes yeux des éléments de résistance de l'intuition, de la réflexion réelle, dans un contexte de déperdition intellectuelle due à la torsion marchande. Sans doute mon absence de bagage psychologique me fait user abusivement du mot intuition, je vais donc le définir par mes mots simples: toute pensée dont la conclusion arrive au cerveau sans passer par la formulation consciente de tous les éléments en présence est pour moi une intuition. Evidemment, cette conclusion peut être par sa suite reprise et démontrée par le raisonnement, sans quoi elle demeurerait difficile à communiquer.

 

C'est pour cela que la forme d'expression des penseurs suscités se présente comme une succession de liens logiques. J'ai vaguement ouï dire que Debord et Lukacs se plaçaient du côté de la raison contre un vingtième siècle voué à l'irrationnel et donc la folie (assimilée à l'intuition). Je comprends que les surréalistes vieillissants et les existentialistes aient pu donner l'impression de légitimer la folie du système bourgeois en affirmant l'impossibilité de tout rationaliser, mais personnellement je ne vois aucun lien évident entre intuition et chaos de la société humaine. Bien sûr, un individu doit s’être débarrassé de certains blocages, posséder un certain bien-être spirituel pour avoir acces a l'intuition. Dans l’état actuel de l’aliénation des mentalités, une grande proportion de la population ne vit que de peurs et de frustrations, et n’a donc accès qu’à des à priori provoqués par l'angoisse. Cela mène à la paranoïa, l'obscurantisme, voire à la barbarie, il faut donc différentier ces réflexes de terreur primaire des intuitions libertaires. Et je dois préciser que si l'on peut encourager une tierce personne à se libérer du culte de la fragmentation à un niveau personnel, elle devra le faire le son propre fait, et pourra ensuite choisir le chemin qu'elle désire. J'ai hélas remarqué à de nombreuses reprises que les hommes d'affaires les plus redoutables sont souvent des personnes intuitives et peu matérialistes: à titre individuel, ils sont libérés du culte des objets et de la fragmentation, mais il s'en servent pour mieux s'intégrer au système en place, lui vendre leur intelligence supérieure (encore l'infini cynisme récupérateur du capitalisme, cette machine géniale qui fonctionne avec TOUS les carburants).

 

L'intuition mène à la clairvoyance et au bien-être, à l'opposé des circonlocutions scientistes qui provoquent l'anxiété, l'impression d'être cerné par des êtres invisibles. La raison est un outil d'expression formidable, mais facile à détourner: même quand le chemin emprunté est franchement douteux, on peut toujours prouver qu'on a raison. C'est en fait un système trompeur qui consiste quoiqu'il arrive à se donner raison, à corroborer ses propres hypothèses en revendiquant une absurde objectivité autoréférentielle, dont les mythomanies délirantes peuvent s'emparer, à l'image de la réflexion d'un comique célèbre, inventeur du spectacle politique en France: "C'est mon opinion et je la partage".

 

Mais le discours raisonné n'est pas forcément voué à la mauvaise foi, c'est à mon avis un appareil assez neutre, qui a le mérite de favoriser la communication et l'éducation, du moins dans l'état actuel des choses où bien peu de gens semblent réceptifs à la poésie et à la télépathie! Ces dernières pourraient être envisagées comme le langage de demain, après une révolution de l'imagination, mais pour le moment elles ne feraient que cultiver une sorte d'élite poétique, un romantisme impuissant.

 

Concernant les sagesses issues d'autres civilisations, elles méritent bien entendu être étudiées, et même expérimentées autant que possible, mais il m'est difficile d'y voir une issue "toute faite" à notre problème occidental. Peut-être suis-je têtu et borné, mais une jonction avec notre propre identité européenne me paraît nécessaire. Je préfère penser à redresser la torsion marchande qui bloque notre gouvernail plutôt qu'à s'enfuir dans une superbe barque de secours transcendantale. La tâche ne me semble pas si difficile à concevoir, il faut juste à sortir un instant de la sphère de pensée marchande, pour l'observer de l'extérieur. Ma vision est tout entière dirigée vers ce système, qui en s'opposant au vivant a choisi lui même sa propre cause de destruction. Notre action alternative est donc condamnée à la réussite indépendamment de nous -je ne sait d'ailleurs pas si on peut encore parler d'action ou simplement de prise de conscience, d'éducation.

 

Voilà au fond pourquoi les libertaires ne proposent jamais grand chose (et on le leur reproche en permanence): il n'y a rien à objecter à une société obsédée par l'antagonisme hystérique des idées-objets. Cette hystérie nous indiffère, nous ne souhaitons pas rentrer dans l'arène, "jouer le jeu". Dans cette bataille gagnée d'avance, je crois que nous sommes du même côté que les éléments naturels. Une telle action finirait donc par s'imposer y compris dans un scénario d'autodestruction de la race humaine (il n'y aurait plus personne pour la revendiquer mais sa réalisation serait effective). L'affirmation que le monde est un demeure vraie en l'absence de toute pensée humaine, elle reste vraie tant qu'il existera une réalité et se moque bien d'un témoin pour la formuler. Ceci, il va sans dire, ne signifie pas que je souhaite l'anéantissement de l'homme.

 

Car c'est un procès d'intention que l'on m'a intenté dès que j'ai commencé à développer ce genre de pensée, il y a de nombreuses années. Je n'ai jamais rencontré personne qui adhère à cette conception d'un homme qui ne serait plus au centre des choses, puisque ces choses et cet homme fusionneraient. J'ai même rencontré en m'exprimant de la sorte, venant de personnes cultivées aux idées supposées "de gauche", appartenant souvent au corps enseignant, une véritable agressivité comme si j'avais touché un point sensible, voire dangereux. Aucun de ces censeur n'a hélas pris le temps de m'expliquer quelle porte interdite j'avais osé entrouvrir, mais j'ai tout de même senti leur consternation se concentrer sur un point précis de mon ébauche de raisonnement: l'impossibilité philosophique de seulement évoquer un monde sans homme, parce que nous appartenons à l'humanité et qu'elle est notre seule équipe à défendre.

 

Puisque l'homme est le seul à penser, il ne pourrait donc penser qu'à propos de lui-même ? L'écologie, par exemple, n'aurait-elle de valeur que dans la mesure où elle assurerait la survie du sapiens sapiens? Hé bien, maintenant que j'y ai un peu plus réfléchi, je pourrais répondre à ces supporters fanatiques que si leur équipe ne remet pas vite en question ses méthodes brutales, elle va se faire exclure définitivement du championnat. Individuellement ou collectivement, c'est en renonçant à une position centrale névrotique qu'on retrouve son champ d'action au sein du monde vivant. Pour beaucoup, c'est une porte ouverte à des croyances douteuses, mais je ne fais là que demander une remise à plat du processus intuitif, antidote à l'art-illusion.

 

 

 

6-Art et sexe kidnappés par le marché

 

 

J'ai évoqué dès le début de ce texte un paradoxe, qui veut que soient regroupés sous le même nom d'"art" l'un des poisons les plus puissants et son propre remède potentiel. Une dualité similaire se retrouve dans l'évolution de la sexualité, sa récupération par les forces spectaculaires. Le sexe moderne a en effet pour particularité de faire passer l'acte coïtal pour un élément de spectacle parmi d'autres, une fiction dont le client/amant/spectateur s'enivre en s'inclinant sur un gouffre érogène ouvert par la question "ceci est-il vraiment en train d'arriver? ". La réponse qui doit finalement triompher dans son cerveau bourgeois est bien entendu le "NON" à la réalité, qui lui assure son intégrité au sein du système. Il ne peut pas nier complètement la véracité du coït puisque celui-ci implique l'intimité du corps vivant, mais cette intrusion inévitable de la réalité peut être replacée dans un contexte fictif, le seul acceptable pour le spectateur/amant: la réalité indéniable du coït reste ainsi un danger tenu à distance, qui apporte même une dose érotique supplémentaire au spectacle en cours. Autrement dit, une fois éludée la possibilité d'une réalité globale, le spectateur/amant récupère l'évidente véracité du coït et l'utilise comme facteur érogène: il la craint bien sûr (comme tout autre ingérence de la réalité) mais il aime s'approcher ainsi du feu pour injecter plus de substance à son illusion. C'est là la grande force cynique de la pensée capitaliste: elle est capable de toutes les récupérations, y compris et surtout des sentiments les plus opposés à son existence, qu'elle digère toujours facilement.

 

Par contre, le moment précis de l'orgasme réel (plus souvent considéré dans sa version féminine, mais qu'on peut désigner au delà des différences de genre comme la perte de contrôle du conscient sur le vivant/jouissant) semble à première vue une forteresse imprenable pour les forces du spectacle, et l'impressionnante crue actuelle des simulations d'orgasme en offre sinon une preuve, du moins un indice probant. Mais je ne donne pas cher de l'orgasme dans les années à venir: nul doute que la société bourgeoise finira par trouver un moyen de se l'approprier lui aussi.

 

Cette utilisation du coït -lien au réel- par l'amant/spectateur est à rapprocher de celle que font les pseudos artistes des rituels de création, ces derniers contenant aussi leur moment de laisser-aller jouissif et intuitif que l'on a mythifié sous l'appellation ridicule d'"inspiration". Là aussi, il s'agit d'un acte qui propose une connexion avec le réel, et ainsi libère de l'aliénation mentale. Voilà comment pourraient être présentées les "bonnes" façons de pratiquer une activité artistique ou sexuelle, et on ne s'étonnera pas que sous cette perspective particulière, ces deux activités sont considérées comme hautement subversives: bien qu'aveugle, le grand cirque marchand sent approcher ses ennemis les plus dangereux. Bien loin de moi l'idée d'expliquer aux gens comment ils doivent faire l'amour! Les guillemets étaient là pour suggérer que ces raisons ne se définissent comme "bonnes" qu'en tant qu'échappées possibles d'un système totalitaire. Il s'agit d'ôter ces corsets absurdes et non d'en fabriquer de nouveaux, le monde vivant est notre seul modèle social et ses lois n'ont nul besoin d'être écrites.

 

 

 

Conclusion- L'esprit serein de la déviance

 

 

De ce dualisme vient donc le problème de positionnement de l'artiste alternatif, qui doit couper les ponts avec certaines bases admises de son "métier". En opérant un refus de proposer un produit marchand, de transformer sa force de travail en valeur monnayable, l'artiste alternatif se discrédite complètement aux yeux de la société. Il transgresse même frontalement le système de valeurs de celle-ci, et peut se trouver assez vite taxé de "folie". Cette société aveugle ne comprend pas les motifs d'une telle démarche, qui revient pour elle à s'assimiler volontairement à un clochard, un raté, un incapable. Les masses intégrées dans le système marchand auraient énormément de mal à croire que cette personne ait eu toutes les capacité physiques et mentales nécessaires à la production de valeur, mais ait finalement décidé de s'y abstenir. C'est une réaction pourtant logique si l'on prend la peine de constater le désastre induit par le fétichisme de l'objet, cette mise à sac du monde vivant. Un tel système de valeurs, porteur d'une telle puissance néfaste, qui met en pièces les personnalités comme les écosystèmes, dépèce littéralement la planète sous nos yeux et asservit la race humaine pour célébrer l'objet-roi, tout cela ne nous donne assurément aucune envie d'y participer!

 

Il ne faut plus croire en l'autorégulation de ce carrosse tracté par des chevaux emballés, mais plutôt trancher dans l'œil du spectateur bovin (c'est dans un œil de bœuf mort que le rasoir bunuelien pénétra pour la réalisation de ce plan d'"Un Chien Andalou").

 

Enfin, je tiens à me débarrasser de cette spécialisation absurde que contient la dénomination d'"artiste". Pour inventer une nouvelle distribution des rôles au sein d'une démocratie réelle, nous devons peut-être prendre exemple sur les tribus dites primitives, comme celles qui peuplaient majoritairement la terre il y a 50 siècles et n'existent plus que dans quelques zones très isolées. Les chamanes n'étaient pas les médecins d'aujourd'hui, qui eux aussi prennent le corps humain pour une accumulation complexe d'objets. Les chefs n'avaient rien des tyrans modernes, qui disposent de leurs congénères là encore comme autant de choses. Oublions notre orgueil et reconnaissons notre erreur: le vivant avait un sens dans ces communautés dites primitives, il nous appartient maintenant de le retrouver.

 

Accepter son statut mortel donne la clé pour évacuer son mortel ennui et devenir actif, vraiment vivant. De la même manière, se plier à une certaine fatalité naturelle (et je sais à quel point ces deux mots sont dépréciés dans notre culture) permet de s'extraire du grand spectacle qui entretenait l'illusion que tout est possible. Le marin avait pourtant compris que celui qui nie la puissance de la mer est déjà mort. A ceux qui me demanderaient par quelle outrecuidance j'entends me prétendre d'une pensée réelle, me proposer comme ambassadeur du vivant en contrée abstraite, je répondrais que cette vanité consiste à observer avec tous ses sens et non uniquement construire du (faux) sens, comprendre intimement le monde et non s'inventer des mythes.

 

Un jour un malaise vertigineux me prit lorsque j'entendis un touriste s'exclamer devant un paysage naturel "quel spectacle extraordinaire". Il y avait bien quelque chose en moi qui savait identifier la terrible erreur philosophique, mais cela n'agissait pas au niveau de ma compréhension rationnelle. Aujourd'hui je pourrais bien identifier le tourisme comme une récupération de la réalité naturelle par les forces de la "seconde nature", traitement similaire à celui infligé à l'art et au sexe. Mais à l'époque, ma révolte intérieure était condensée sous la seule forme d'une intuition libertaire. Plutôt qu'une accumulation d'exemples dont j'ai déjà souligné le côté dispensable, c'est la source intuitive même qui m'intéresse, je cherche à faire jaillir son flux plus souvent par le biais d'une concentration spéciale, paradoxalement détendue, voire méditative, mais qui n'exclut pas des manifestations d'énergie physique. Etudier des nouveaux rituels de lien avec le réel est à n'en pas douter un enjeu crucial de notre époque, mais il faudra aussi prévenir la réapparition parasitaire de toute liturgie, par essence aliénante.

 

 

 

 

Buenos Aires, décembre 2007.

 

 

 

 



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[Manuel J. Grotesque, Réveillez-vous, voici le monde, 6 décembre 2007].
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